Ayant sympathisé avec le céramiste Philippe Godderidge lors d’une rencontre à Limoges c’est tout naturellement que la designer Anne Xiradakis lui a proposé de travailler ensemble pour cette exposition destinée à la galerie accroTerre. De la rencontre de ces deux univers très forts est née cette idée d’un repas en trois tableaux où se mêlent les réalisations de chacun brillamment mises en valeur par la présence des mets dont les couleurs, savamment calculées, font écho aux pièces de Philippe Godderidge qui, pour cette occasion, a revêtu ses œuvres d’un émail alimentaire.
Une vidéo, réalisée par la céramiste Coralie Courbet, permet de voir les différents tableaux de cette « performance » et de comprendre le scénario d’usage des objets présents dans la galerie.
Le premier temps de ce repas se déroule debout autour de la table sur laquelle sont disposés tous les mets qui le composent. Sur les langues de chat en biscuit de porcelaine (que l’on porte à la bouche et que l’on doit lécher) œuvres d’Anne Xiradakis (AX), pour lesquelles Philippe Godderidge (PG) a réalisé d’étonnants « présentoirs » ont été posées des gouttes de purée de carottes aux agrumes tandis que sur la pièce centrale des choux remplis de purée de pois au fromage de chèvre sont collés au caramel. Viennent compléter cette « entrée » : des pains réalisés dans le même esprit par le boulanger Pierre-Elie Lamaison dans des moules de PG ; des galettes azymes, cuites sur des pièces de porcelaine dont elles reprennent le décor (Vaisselle à cuisiner, par AX), des purées de pois et de carottes. Deux beurres, l’un aux herbes, l’autre aux agrumes, accompagnés de couteaux à beurre en bois de PG complètent, ce service. Les nombreuses miettes qui résultent du fractionnement des galettes et des pains viennent s’ajouter de manière aléatoire à la composition de départ. Cette transgression s’ajoute à celle qui consiste à lécher les langues de chat après les avoir portées à la bouche. Cette gestuelle « amène un rapport différent, intime, avec le récipient et avec la nourriture » et « participe à cette conception différente d’occupation de la table et des gestes » (AX).
Le deuxième temps du repas est consacré à la dégustation d’un gigot cuit dans une cocotte de PG, sorte de pierre coupée en deux. Ce gigot, découpé en tranches fines en s’inspirant de l’art de la découpe japonais qu’admirent les deux artistes, est servi avec trois accompagnements présentés dans des pièces du service Recto-Verso en porcelaine créé par AX. Les fourchettes en bois ainsi que les cuillères de céramique sont de PG. Les assiettes sont remplacées par des « pierres » de PG, réchauffées au four pour l’occasion. La viande s’ajoute ainsi aux multiples couches d’engobes et d’émaux recouvrant la structure qui évoque une pierre. Cette forme, creuse, conserve particulièrement bien la chaleur. L’aliment reste donc à température tandis que les creux « naturels » de la pierre permettent d’en récupérer le jus.
Enfin vient le temps du dessert. La table, totalement débarrassée est recouverte d’un plastique sur lequel PG réalise un dessin avec du chocolat et du poivron rouge doux dont la gestuelle s’inspire de celle qui préside à la création de ses œuvres sur papier dont quelques exemples sont exposés. Le chocolat utilisé dans cette œuvre éphémère et comestible évoque le brou de noix que l’artiste utilise d’habitude. Cette œuvre est accompagnée de fraises et groseilles présentées sur des pièces en verre, flaques et cercles, ainsi que de la pate d’amande estampée avec des matrices en pate de verre et des génoises rondes. Ce dessert est consommé, à même la table, avec des « grattoirs » de verre. Les pièces en verre ont toutes été conçues par AX lors de la résidence qu’elle a effectuée au CIRVA (Centre International de Recherche Verre et Art plastiques) à Marseille en 2011-2012. Elles sont en verre soufflé, coulé ou en pâte de verre. Les cercles de verres qui supportent les framboises sont obtenus de la manière suivante : à partir de deux moules, on produit deux formes que l’on peut découper verticalement, horizontalement et de biais, pour développer une variété de formes infinies. Le projet utilise les différentes techniques de l’atelier et inclus son propre système de recyclage de ses déchets.
Ce repas met donc en scène différents aspects des recherches des deux protagonistes.
AX, designer, oriente ses recherches autour de deux axes :
– principe de production économe
– élaboration d’objets liés au service de la table d’un concept qui laisse une part à l’aléatoire afin de donner une part de liberté, de créativité à l’artisan qui réalise les pièces. C’est le cas pour les langues de chat qui sont en biscuit de porcelaine coulée sur plaque de plâtre. Si les dimensions sont définies au départ, la coulée est de la responsabilité de l’artisan-céramiste ce qui introduit des variations et des imperfections qui sont acceptées. Coût de production moins élevé que si un moule était utilisé, peu de rebut.
Le travail du designer est ici légèrement décalé : il ne s’agit pas de concevoir une forme mais un principe de production et un scénario d’usage de l’objet. L’objet « langue de chat », qui est à l’origine de la collection « Variables » amène une nouvelle gestuelle de table, c’est un objet que l’on porte à la bouche et que l’on peut lécher. Cela amène un rapport différent, intime, avec le récipient et avec la nourriture. Et par extension c’est toute la collection « Variables » qui s’inspire de gestes de cuisine, de gestes simples, quotidiens : la barbotine de porcelaine est coulée comme on coule du chocolat. L’artisan trace la pièce en dessinant avec la porcelaine liquide autour du creux, puis remplit le creux jusqu’à la limite extérieure. Ce projet essaye de mettre en valeur le geste de celui qui fabrique l’objet. C’est la qualité de son geste qui donnera une apparence différente ou particulière à l’objet.
Eric Berthon