Les récentes controverses sur la qualité des produits destinés à notre alimentation ainsi que les considérations esthétiques comme la tyrannie de la minceur font que si l’on mange moins, on veut manger mieux. Les plaisirs de la table reviennent donc en force, associés au désir de créer de ses propres mains des plats destinés à flatter le palais de ses invités tandis que la gastronomie française a été inscrite en 2010 par l’UNESCO au patrimoine immatériel de l’Humanité. Il n’est donc pas surprenant que fleurissent des émissions culinaires à la télévision comme Le meilleur pâtissier, et Un dîner presque parfait où la qualité des plats se conjugue à la beauté de la table dressée. L’idée de faire réaliser des surtouts de table par des artistes participe de cet engouement et y concourt si l’on veut bien se souvenir qu’un surtout est une décoration que l’on place au centre d’une table et qui y trône tout au long du repas réunissant, à l’origine, divers condiments, huile et vinaigre ainsi qu’une partie de l’éclairage de la pièce sans pour autant gêner la vue des convives.
Peu de surtout ont traversé les siècles. Réalisés en matériaux précieux ils ont été le plus souvent fondus ou démembrés. Ceux qui sont conservés sont des pièces exceptionnelles par leur qualité et leur riche décor et il ne nous en reste que quelques unes dans les musées français. Le Louvre notamment abrite un surtout du début du 18ème à décor cynégétique ayant appartenu au prince de Condé et exécuté par Jacques Roettiers. Un de la fin du 18ème, réalisé par le romain Luigi Valadier pour Luigi Braschi Onesti, duc de Nemi (1745-1816). Conçu comme un véritable musée, comme en témoigne la présence de la réduction de la fontaine de la villa Albani, de la statue équestre de Marc-Aurèle du Capitole, des prisonniers Farnèse et des vases Borghèse et Médicis ce surtout, de très grande taille et luxueux, était un florilège archéologique et érudit. Il en est de même pour le surtout du duc de Luynes, acquis récemment par le Louvre, dont la pièce centrale illustre un vers de Térence : « Sine Cerere ac Baccho friget Venus » (« Sans Cicéron et Bacchus, Vénus a froid »).
Pour autant, le thème de la chasse est bien évidemment récurrent dans les services d’orfèvrerie de la première moitié du 18ème siècle ainsi que dans les surtouts en ce qu’il est une allusion à un sport apprécié de l’aristocratie et des cours royales tout en évoquant le contenu des plats présentés.
Pas de gibier en ce qui concerne Caroline Chevalier mais plutôt basse-cour. Reprenant l’idée du décor rocaille dans lequel une large participation est laissée aux animaux et en référence à son environnement champêtre actuel, elle a imaginé, sur une plaque de lauze du Mézenc, un buisson en flamme duquel s’échappent un coq au plumage bleu lapis et un lapin pommelé. Effrayé, le volatile lance un chant retentissant tandis que le lapin bondit. Tout autour, escargots, flammèche et même poisson viennent animer le reste de la table et accompagner deux bougeoirs qui complètent l’ensemble.
Marianne Castelly propose trois oeuvres typiques de son style qui évoquent des pièces de forme (théière, vase…) renversées dont les principales lignes sont mises en place revêtues des couleurs qui lui sont chères comme le rose guimauve, le bleu cobalt et le jaune canari souligné de noir. L’émail épais et onctueux qui les complète, d’une gamme chromatique identique, ressemble à des coulées de caramel ou de sucre candi qui prennent toute leur dimension une fois assis à table.
Dans le même esprit – surtout de dessert, car il en existait aussi chez les plus fortunés – Joan Serra a réalisé une pièce qui oppose, au socle brun de faïence évoquant un biscuit, l’aspect lisse et brillant de la porcelaine déchirée par des tensions comme pourrait le faire du sucre glace sur un gâteau.
J.-P. Racca Vanmerisse avec If you never breack, you’ll never know évoque les difficultés liées à la pratique de la céramique et les étapes par lesquelles il convient de passer afin de connaître ses propres forces, limites qui sont aussi celles auxquelles le céramiste se mesure… Ainsi une soupière emplie de polyèdres de charbon minéralisé émaillés et peints en noir est posée sur une végétation luxuriante qui semble se prolonger dans des profondeurs abyssales évoquées par le bleu profond des autres morceaux de charbons sur lesquels elle s’élève. Porcelaine sur faïence, émail traité de manière picturale, la soupière présente des fêlures qui illustrent son propos tandis que l’ensemble repose sur un tamis à émail circulaire renversé, instrument indispensable de l’artiste devenu socle pour l’occasion.
Matthieu Stefani avec Aberration III réalise une sorte de chef d’oeuvre de compagnonnage avec une section d’I.P.N., poutrelle métallique standardisée traitée en grès chamotté mise en espace sur un socle de béton et d’acier. On imagine bien cette pièce sur la table d’un architecte célébrant ainsi la fonction de son propriétaire-commanditaire tout en mettant l’accent sur l’aspect esthétique et graphique d’un élément architectural essentiel mais le plus souvent dissimulé par des parements.
Thomas Negrevergne, élève un échafaudage – réalisation humaine s’il en est – d’où semblent procéder architecture du Far West et gigantesque cactée comme si les modules architecturaux de l’un répondaient aux cellules végétales de l’autre, chacun façonnant le paysage à sa manière.
Le surtout de Camille Franch Guerra composé d’éléments décoratifs divers (pied de lampe, éléments de lustre évoquant une des fonctions principales du surtout) présente deux volumes de porcelaine dont l’un, émaillé à l’encre de chine, a été ensuite cuit au chalumeau, évoquant par le pinceau le toucher et l’écriture et la vue par la loupe comme c’est le cas avec les aliments.
Enfin, avec Surtout faites comme chez-vous, Julia Gérard évoque un repas de filles qui se termine en pugilat. Sur une terrasse figurant un gazon fleuri se dresse une table sur laquelle sont plantés des couteaux tandis que des personnages féminins puissamment modelés et colorés se renversent, se heurtent et se déchirent dans une exubérance expressionniste très personnelle, allusion à ce qu’il ne faut pas faire lors d’un repas mondain.
Du repas festif au repas funéraire des anciens il n’y avait qu’un pas que JP Racca Vanmmerisse a vite franchi avec une pièce très haute incorporant un vase aux anses figurées par des têtes de cervidés surmonté d’un crâne. La partie basse, qui s’évase comme un vertugadin, est ornée de guirlandes et de macarons fleuris. Rouge sang avec des traînées de violet, cette pièce est intitulée Reine Margot. On ne saurait être plus évocateur d’Isabelle Adjani évoluant ensanglantée dans les somptueux décors du film de Patrice Chéreau.
Cette exposition de surtouts connaîtra en 2015 et en 2016 plusieurs actes. Celui qui a été inauguré le 10 septembre avec les pièces qui viennent d’être décrites. C’est maintenant l’acte II qui se joue avec deux œuvres. L’une de Marie Rancillac Sept fruits et légumes… reprenant en le déformant le désormais célèbre slogan de la campagne Manger-Bouger. L’autre de Quentin Marais qui propose un surtout en grès et porcelaine intitulé La pièce du potier associant, autour d’une échelle en forme de pont reliant les convives, des éléments inspirés de notre environnement urbain comme une ode au modernisme que n’aurait pas renié un artiste comme Fernand Léger. Il y associe, comme cela était le cas à l’origine, salière, poivrière et bougeoirs en ménageant à l’aide de morceaux de tuyaux des ouvertures pour faciliter le regard. L’acte III sera l’oeuvre de Jérôme Galvin qui s’associera pour l’occasion, le 3 décembre prochain, à un pâtissier. Nul doute qu’il saura éveiller tous nos sens tandis que d’autres actes se dérouleront en 2016 au fur et à mesure que se joindront à cette aventure les artistes sollicités par la galerie.
En attendant de trouver place dans une collection, ils seront régulièrement utilisés à la galerie accroTerre à l’occasion des dîners que celle-ci organise depuis la rentrée de septembre entre collectionneurs, artistes, galeristes et acteurs du monde de l’art. Un catalogue sera édité en juillet 2016.
Eric Berthon