Il est des moments où aller de l’avant semble la seule solution, où franchir le pas est comme une délivrance. Renommée pour ses œuvres en porcelaine aux formes utilitaires, même si ses coupes ou bols aux bords étirés à la limite de la résistance de la terre ne sont guère utilisables, Marie Laure Guerrier a ressenti le besoin de passer à une figuration libre, réalisant des « personnages » qui se sont installés à la galerie accroTerre, du 5 au 22 mars 2014. Partant de formes tournées, creuses, accusant un vide central circulaire plus ou moins large, elles se composent de deux volumes superposés. Parfois indépendants l’un de l’autre, il est alors possible de modifier la position de la partie supérieure à l’envie et même de les séparer. Le plus souvent, cependant, les deux pièces sont solidaires, ce qui rend pérenne la position des éléments et donc l’attitude générale de l’œuvre. Il en découle une présence qui devient vite familière.
L’ensemble de la silhouette, réalisé en porcelaine, ne reçoit aucun émail. Sur la paroi laissée nue et blanche, et avant son séchage, l’artiste grave de brefs traits parallèles ou en spirale, des pastilles ovales ou des vermicules. Ce décor une fois achevé, la pièce est poncée afin de lui donner cet aspect lisse et doux au toucher (puisque toucher indispensable il y aura pour certaines pièces) mais aussi pour éliminer les barbes qui résultent de la gravure. Les incisions sont ensuite remplies de rouge ou de bleu. Plus récemment de vert ou d’orange vif, deux couleurs acidulées que l’on n’avait pas encore vu dans la palette de Marie Laure et vers lesquelles elle a décidé d’aller maintenant car « il est urgent de vivre » dit-elle.
Composées de ce qui peut être perçu comme un corps et une tête simplifiés, elles évoquent l’anonymat du robot ou le rapport magique au monde d’une statue archaïque à l’attitude hiératique. Ainsi, elles hésitent entre la paix et l’inquiétude, le silence et la parole, le regard et l’absence de regard, l’interrogation et la stupeur… Plus largement, le parti qui conduit ces réalisations est une forme de questionnement du spectateur face à lui-même, ces personnages lui renvoyant l’image de la stupeur de ce qu’ils voient ou entendent. Car l’ouverture plus ou moins large dont la « tête » est pourvue est bien de figurer pour les uns un œil, pour les autres une bouche, voire une oreille, au gré du ressenti de chacun. Pour souligner cette ambiguïté intrinsèque l’artiste a donné à ces « personnages de l’entre-deux » le nom évocateur de « Between ».
Dans le même temps, l’artiste a exposé des plaques de porcelaine réalisées au pinceau à partir de barbotine dont les plus grandes font 40 cm de côté. Là, elle a travaillé comme un peintre le ferait, posant le fond, ici la matière formant la couche initiale, avant d’aborder le « sujet » proprement dit. Dans les plus minimalistes, l’effet est obtenu uniquement par les superpositions et des effets de matière de même couleur. Dans les autres, la partie centrale est laissée vide, puis emplie à la seringue de porcelaine à la manière d’une broderie ou d’une dentelle. L’effet obtenu évoque ces vieux textiles qui se délitent et auxquels la fragilité confère un supplément de beauté. Enfin, l’extrême finesse de ces réalisations, pour lesquelles elle a mis au point un support ingénieux, les rend transparentes à la lumière ajoutant à leur vulnérabilité. A ce travail de texture s’ajoute, dans celles qu’elle nomme Paysage, un travail plus pictural, à la différence que le peintre voit immédiatement l’effet de ses superpositions de couleurs, là où le céramiste avance en aveugle, à tâtons, puisque seule la cuisson révèlera son « dessein ».
Comme les visiteurs ont pu le constater, cette liberté nouvelle de Marie-Laure Guerrier que ce soit dans ses Paysages ou avec ses Between n’est jamais transgression car on retrouve sa manière et son style dans l’exécution impeccable de ces pièces. Plus que jamais alors peut-on dire, à la suite de René Ben Lisa qu’elle admire, « le murissement est indispensable, les fruits forcés n’ont aucune saveur » (Propos d’un céramiste). Ce ne sont là que les premiers pas dans des directions dont, avec la rigueur et la sensibilité qui sont les siennes, Marie Laure Guerrier saura explorer toutes les possibilités plastiques.
Eric Berthon