Très jeune, Jérôme Galvin entre dans un atelier comme décorateur de faïence à Moustiers-Sainte-Marie, son village natal. Quelques années plus tard, rompu à la reproduction à main levée des ornements des XVIIe et XVIIIe siècles, il s’inscrit à l’école des Beaux-Arts de Digne. Depuis, il développe un univers personnel, tout en conservant la technique traditionnelle de la terre vernissée dont il maîtrise tous les secrets à l’instar du répertoire décoratif. Rapidement son travail s’est développé autour de trois orientations principales : la transgression, l’expérimentation et la collaboration avec des artistes d’horizons divers.
Il s’est ainsi fait remarquer par des décors mêlant, aux grotesques du XVIIe siècle, des objets de notre quotidien et, plus récemment, des scènes inspirées des photographies pornographiques du début du XXe siècle, le tout traité de manière « classique ». Il en résulte un double décalage. Celui évident entre la forme historique de la pièce et son décor « contemporain », mais aussi entre le traitement du décor et ce qu’il représente, ce qui « actualise » et renouvelle, tout à la fois, le vocabulaire décoratif de la céramique. Cet esprit frondeur se révèle aussi dans la manière dont il détourne les formes conventionnelles et dont il utilise la faïence ce que lui permet sa solide connaissance des capacités plastiques de la terre.
La galerie accroTerre lui consacre sa quatrième exposition personnelle, Un dur, un vrai, un tatoué, sur un thème d’actualité, le tatouage. Car, pour lui, il est évident que son travail et l’univers du tatouage partagent de nombreux aspects. Que ce soit le toucher de la terre et de la peau, la fragilité du support, le décor d’un volume, le danger que représente pour le céramiste l’utilisation de l’émail au plomb et pour le tatoueur-tatoué celle des encres chimiques dont la dangerosité est actuellement en question. Et, de manière plus générale, l’un comme l’autre ne font-ils pas corps avec leur métier, leur passion ?
Déjà, à l’occasion du prix David Miller qu’il a obtenu en 2011, Jérôme Galvin avait fait une photo où il apparaissait revêtu de céramique. « Je l’avais appelé « Profession céramiste » dit-il. J’aimais cette idée de faire corps avec mon métier, ma passion ». De là à faire reproduire, sur son propre corps, des éléments décoratifs qu’il utilise pour ses œuvres céramiques comme pour partager avec ses pièces, pour entrer dans leur monde et pour les animer en retour il n’y avait qu’un pas qu’il a franchi avec enthousiasme.
Cette appétence pour la nouveauté et l’authenticité de sa démarche font qu’il multiplie les expériences et invite, dans son atelier, des artistes dont les recherches peuvent paraître éloignées des siennes. « Je les invite à chercher ensemble, à fusionner… » dit-il. C’est ainsi que, lors de sa précédente exposition à la galerie accroTerre intitulée Vous êtes mûrs, il avait travaillé avec le brodeur Full Mano et la plasticienne Alice Mulliez, qui utilise la matière alimentaire comme principal médium de son travail.
Aujourd’hui, la préparation de cette exposition, Un dur, un vrai, un tatoué, lui a permis d’expérimenter de nouveaux décors et de nouvelles formes, comme les « manchettes », dans un échange constant entre le monde du tatouage et le sien.
Le plasticien François Bénard, dont l’œuvre interroge non seulement le statut de l’objet d’art mais aussi la relation du corps et de la sculpture, a tout naturellement modelé les bustes sur lesquels se développe le vocabulaire ornemental dont on ne sait s’il procède de la céramique ou du monde du tatouage.
Enfin, des photographies de Liam Armansky mettant en scène Jean-Luc Verna viennent illustrer une de ses sources d’inspiration.
Il y a quelques jours, alors que Jérôme Galvin et ses invités mettaient la dernière main à la préparation de cette exposition, Mark Simpson, journaliste, inventeur en 1994 du terme « métrosexuel » proposait, sur le site du Telegraph un nouveau néologisme le « spornosexuel » contraction des mots « sport », « porno » et « sexuel » ainsi qu’un quiz destiné à déterminer si celui qui y répond est, oui ou non, un vrai « spornosexuel ».
Le métrosexuel, entré depuis dans le Larousse, « est un jeune homme disposant de solides revenus, travaillant ou vivant en ville. Il est un produit fétichiste : un collectionneur de fantasmes qui lui sont apportés via la publicité ». Mais vingt ans ont passés et le règne de David Beckham, pour lequel il avait forgé le mot et qui en était le représentant iconique, est sur sa fin.
Aussi Mark Simpson écrit-il, « avec leurs corps laborieusement travaillés et sculptés, leurs tatouages destinés à faire ressortir leurs muscles, leurs barbes adorables et leurs décolletés plongeants, ça crève les yeux : le métrosexuel de la deuxième génération est moins branché fringues que ses aînés. Mais il est frénétique dans sa volonté de faire de lui-même un objet. Son propre corps est devenu l’accessoire ultime, qu’il façonne à la gym afin d’en faire un produit à la mode – un produit que l’on partage et compare sur le grand marché d’Internet. Pour la génération actuelle, les réseaux sociaux, les selfies et la pornographie sont les principaux vecteurs de la volonté des mâles de se faire désirer. Ils veulent l’être pour leur corps, non pour leur garde-robe. Et certainement pas pour leur esprit. »
Le tatouage, amoureusement choisi et artistiquement réalisé, vient donc mettre en valeur le corps, souligner les muscles, rendre attirant dans une société où le culte de la beauté fait rejeter le moindre défaut physique.
Ceci est loin de l’image que l’on avait, il n’y a pas si longtemps encore, en France, du tatouage. En effet, de 1850 à 1945, le « piquage » fut majoritairement l’attribut des truands. Leur carte d’identité. « Au début du [XXème] siècle pour être un mec du Milieu, il fallait être naze et bouzillé, soit syphilitique et tatoué. Cette « école française du tatouage » est née dans les bagnes militaires au XIXe siècle en Afrique du Nord, dans ce que l’on appelait alors Biribi. »
Biribi est un terme informel qui désigne, non un lieu réel, mais un ensemble de compagnies disciplinaires et d’établissements pénitentiaires qui étaient stationnés en Afrique du Nord, alors colonie française, et destinés à recevoir les militaires réfractaires ou indisciplinés de l’armée française. Dans ces véritables bagnes, les soldats, soumis à un régime très dur, effectuaient divers travaux de force.
C’est à cet univers que fait référence le film Raphaël le Tatoué, sorti en 1939, dans lequel Fernandel chante la célèbre chanson dont le refrain commence par : « un vrai, un dur, un tatoué ».
Modeste Manosque (Fernandel), jeune employé timoré et gaffeur, travaille comme veilleur de nuit à l’usine du constructeur d’automobile Roger Drapeau. Un soir, son cousin Roméo, l’emmène dans un parc d’attractions pour lui présenter Aline qui travaille dans la baraque de sa tante, Mme de Vanves. Mais Roger Drapeau vient à passer par là, et Modeste, dès le lendemain, invente à son patron qui veut le renvoyer, une histoire de frères jumeaux. Mais bientôt, le malheureux va être contraint de tenir le rôle de cet imaginaire mauvais garçon, Raphaël le Tatoué, dans une course automobile dont il sortira vainqueur.
Les « tatouages » ré-interprétés sur les œuvres céramiques font de loin référence au répertoire utilisé par les pensionnaires de Biribi (l’oiseau qui « vole » par exemple). Mais, alors qu’à Biribi les tatouages étaient réalisés au noir de charbon, la palette d’aujourd’hui est plus variée et plus large. Et il ne s’agit plus d’une succession de slogans et d’une mosaïque de vignettes, mais d’une œuvre totale, conçue comme telle, qui enveloppe le « support » dont elle saura tirer parti des mouvements à l’instar des tatouages de Jean-Luc Verna et de Liam Armansky.
On est loin d’Albert Londres qui évoquait, au milieu du siècle dernier, « la poésie des mauvais garçons ». Il n’en reste, aujourd’hui, qu’une poésie, parfois troublante, dont nous ne nous plaindrons pas…
Eric Berthon